UN PARADIGME DIFFÉRENT

Dans la philosophie occidentale, nous nous sommes beaucoup préoccupés des idées de libre arbitre et de déterminisme, de culpabilité et de responsabilité, des droits et des lois. Ces débats ont eu lieu dans le contexte des religions dominées par l'idée d'un dieu tout-puissant, faisant les lois et punissant les transgresseurs. En Orient, bien qu'il y ait aussi un fort sentiment de présence divine, il n'est pas associé, de cette façon, aux lois et aux jugements. Les conséquences des actions étaient perçues comme relevant plutôt du domaine d'une sorte de loi naturelle, appelée karma. Ainsi, en Occident, nous avons aujourd'hui la notion d'éthique comme une frontière à l'intérieur de laquelle les actions se produisent, alors que dans l'approche orientale, le principe de corrélation est inhérent à l'action elle-même. Cela entraîne de nombreuses conséquences évidentes et subtiles. Ainsi, de nos jours, par exemple, il y a un débat en Occident sur le cadre éthique devant entourer la pratique de la pleine conscience, alors que la pratique orientale de la pleine conscience n'en n’avait pas besoin  parce que la pleine conscience telle qu'elle était initialement comprise, était le fondement même de l'éthique. Il est souvent difficile de discerner ces différences parce qu'elles sont si profondément ancrées dans notre paradigme de pensée. Néanmoins, elles ont un impact puissant sur les sentiments, la foi, les actions et la société.

Dans cette série d'articles, j'explorerai certains des principaux aspects de l'idée orientale du karma et j’en tirerai à la fois les implications apparentes et les paradoxes. Plutôt qu’une idée singulière, le karma est un cadre dans lequel une série de débats ont eu lieu et différentes compréhensions se sont développées. L'Orient ne s'est guère préoccupé des dilemmes philosophiques qui ont obsédé les penseurs occidentaux, mais s’est trouvé en face de beaucoup d’énigmes qui lui sont propres. 

KARMA, INTENTION ET ATTACHEMENT

Le karma fait référence au principe de conséquence  inhérent à l'action intentionnelle. C'est le principe selon lequel chaque action volontaire a un effet spirituel. Il a des implications physiques, psychologiques et spirituelles. Cela est associé à l'idée que ce qui se passe dans le domaine spirituel est plus important que ce qui se passe dans le monde matériel.

Ainsi, si vous donnez un diamant à quelqu'un, alors dans le monde matériel un morceau de carbone cristallin passe de votre main à celle de l'autre personne. En soi, cela ne signifie pratiquement rien. Pourtant, le diamant peut être un témoignage d'amour, un pot-de-vin, une offre de paix ou une transaction commerciale. Le diamant peut aussi vous avoir été volé ou avoir été soutiré par chantage. Vous auriez aussi pu le passer à une autre personne spécialisée en la matière, pour qu'elle l’expertise, en détermine la valeur et l'authenticité. Nous pouvons facilement comprendre que le sens de la transaction est différent dans chaque cas et que les conséquences sociales, psychologiques et spirituelles seront différentes selon les motifs et les intentions en jeu. Le karma a donc quelque chose à voir avec le sens.

Probablement, nous pouvons aussi comprendre que si la qualité de la motivation est importante, l'intensité l'est tout autant : l’importance du degré de motivation  pour les personnes concernées. Un chat ou un chien n'utiliserait un  diamant pour aucune de ces fins, mais un os ou un morceau de viande pourrait être utile  à certains d'entre eux. Une personne sans aucun intérêt  pour le gain financier pourrait être immunisée contre certaines de ces alternatives, les trouvant inintéressantes. Ainsi, le karma est affecté à la fois par les motivations et les intentions réelles et aussi par le degré d'attachement à ces intentions. Le bouddhisme inclut donc des façons de réfléchir sur nos motivations et la manière de les changer, et aussi, pour une large part, d’éviter   de trop s'attacher.

 MÉRITE ET BIEN-ÊTRE

Le karma est généralement pris dans un sens négatif et, comme nous le verrons, c'est peut-être la compréhension la plus correcte ou la plus profonde. Cependant, il est courant, dans les pays bouddhistes, de penser aussi au karma positif. D’où le concept de "mérite" ou punya. Il est logique de penser que de même qu’une personne ayant commis de mauvaises actions finira par recevoir le sort qu’elle mérite, une personne qui accomplit de bonnes actions recevra sa récompense.

De là est née l'idée populaire de faire des actes méritoires et, dans certaines cultures bouddhistes, c'est devenu un système assez sophistiqué avec, pour ainsi dire, plus de points  attribués à certaines actions qu'à d'autres. Dans un tel système de valeurs,  généralement trois facteurs y contribuent. Le premier est la nature de l'acte, le deuxième est l'intention et le troisième est le mérite pour le bénéficiaire. Ce dernier facteur conduit à un système de valeurs sociales assez différent de celui qui prévaut dans la société moderne.

Ainsi, il est plus méritoire de donner un grand bénéfice plutôt qu'un petit. C'est assez évident. Ensuite, comme nous l’avons expliqué précédemment, c’est l'intention qui compte. Faire un don important pour se faire remarquer est moins méritoire que d'offrir un petit cadeau de façon discrète. Ensuite, faire du bien à une personne digne est plus méritoire que de de le faire  à une personne moins digne. Cela diffère de l'idée moderne commune où le facteur à peu près équivalent est le besoin du bénéficiaire. En fait, les récipiendaires les plus méritants sont des êtres saints et, par définition, ce sont ceux qui ont le moins de besoins. Que pouvez-vous donner à quelqu'un qui n'a besoin de presque rien ? C'est pourquoi nourrir les moines est une caractéristique des sociétés bouddhistes traditionnelles. Les moines sont les plus dignes, mais ils n'ont guère de besoins. Une fois par an, il peut y avoir des cérémonies élaborées pour la remise de robes et, plus régulièrement, ils sont nourris. Dans les climats tempérés, bien sûr, il y a un plus grand besoin d'abri et les fidèles laïcs s'impliquent dans la construction de résidences et tout ce qui s'y rattache.

Historiquement, cela a fait des moines le pivot d'un système d'assistance sociale de base. Les laïcs donnaient aux moines de la nourriture, des vêtements et des médicaments, bien au-delà de leurs besoins et les moines redistribuaient ensuite ce surplus aux pauvres. Cela constituait un mode particulier de protection sociale. De nos jours, nous sommes très soucieux d’ équité et d'égalité, mais dans ce vieux système, tout était personnel. Les moines connaissaient individuellement les mendiants et les gens de la rue, et ils pouvaient ainsi leur fournir ce qui était adapté à leurs besoins individuels.  Bien sûr, le système était menacé de favoritisme, mais c'est une question ouverte de savoir quelle est vraiment la meilleure voie.

En tout état de cause, le système du mérite tend à favoriser des attitudes pro-sociales, encourage la générosité et confère aux  moines  une position influente dans la société, ce qui signifie en retour, que leurs enseignements vertueux sont propagés dans la population. Tout cela peut très bien fonctionner tant que les moines vivent vraiment  leur vocation. Ils sont la charnière du système aussi longtemps qu'ils restent vertueux et "dignes d'offrandes", dans ce cas,  tout va bien. Si les moines deviennent paresseux ou égoïstes, tout s'écroule. Les laïcs ont donc tout intérêt à s’assurer que les moines soient à la hauteur. Dans les sociétés bouddhistes traditionnelles, l'équilibre entre les freins et les contrepoids  fonctionnait généralement bien. L'influence du consumérisme moderne peut cependant être plutôt néfaste pour les sociétés traditionnelles de ce type.

UNE EVOLUTION PSYCHO-SPIRITUELLE

Le bouddhisme a donné à l'ancienne idée du karma une nouvelle tournure. D'une part, il l'a orienté davantage vers l'avenir : si l'action intentionnelle donne des résultats, alors ce que l'on fait et ce que l'on veut vraiment faire est important dans la mesure où l'avenir importe. Cela signifie que dans le bouddhisme, le karma consiste à créer un bon avenir plutôt qu'à payer pour  un mauvais passé, bien qu'il existe diverses opinions, comme nous le verrons plus loin. Ce changement d'orientation a donné aux choses une tournure psychologique : si l'intention est la variable cruciale plutôt que l'exécution d'actions conventionnelles, alors une certaine introspection est nécessaire pour examiner ce que sont réellement nos motivations. Cela nous amène à nous préoccuper de la perspicacité et aussi à réfléchir sur la nature humaine - sur ce qui est réellement possible. Cela conduit alors à un intérêt pour  la nature psychologique, plutôt que simplement physique, du karma. Un jour, j'ai demandé à un moine ce qu'était le mérite et il m'a répondu "esprit heureux". Si on a une  conscience claire, on vit une vie moins troublée.

Dharmavidya David Brazier 21 april 2019 (traduit en français par Annette et Vajrapala)

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