NE COUREZ PAS A LA CATASTROPHE.
Voici le premier d'une série de courts essais, dans lesquels je commenterai le terme paravritti qui joue un rôle important dans de nombreux textes bouddhistes. Le mot est très proche dans son sens de celui d’ « illumination", mais avec des implications distinctives qui peuvent donner sens aux aspects importants de la vie spirituelle, à la fois individuelle et collective. Il nous offre aussi le moyen de réconcilier les principes du pouvoir propre et de l’Autre Pouvoir...
Dans l'usage courant, le mot paravritti signifie "faire demi-tour". Nous pouvons donc y voir une évocation de l'appel bouddhiste à se détourner de la vie mondaine. Nous pouvons concevoir paravritti comme ce qui se produit individuellement, chez une personne qui se détourne pour éviter d’être pris dans la foire d’empoigne de la vie. Cela pourrait être considéré sous l’angle d’un pouvoir propre, mais nous pouvons aussi penser au paravritti comme étant une injonction du Bouddha qui nous dit :" Détourne-toi ! Détourne-toi ! Ne fais pas cela ! ",tandis qu'il nous regarde dériver dans l'ignorance vers un mode de vie qui nous lie de plus en plus étroitement à la roue du karma. Ainsi, le même terme peut être compris à la fois dans le sens d’un pouvoir propre et dans celui d’un Autre Pouvoir.
GENRE HUMAIN, DETOURNE-TOI !
Du coup, je pense qu'il est intéressant de voir aussi ce principe à un niveau sociologique et pas seulement individuel. Shakyamuni vivait à une époque où sa tribu, les Shakya, venait de faire la transition entre une existence de chasseurs-cueilleurs errants et la vie sédentaire des agriculteurs. . L'un des événements les plus révélateurs au début de la vie du futur Bouddha est le fait qu’il a été témoin de la fête du labourage, qui avait sans aucun doute pour but de célébrer et de populariser ce changement du mode de vie. En regardant son père creuser le premier sillon pour marquer le nouvel an, il vit la terre s'ouvrir, la vie des petites créatures bouleversée et les oiseaux descendre et les manger. Cela l'a profondément perturbé. Il sentait le besoin de se détourner.
Lorsqu'on considère ce contexte, il est sûrement intéressant de constater que ce qu'il a défendu par la suite, c'est l’itinérance. Pour ses disciples les plus fervents, il a recommandé d’aller de l’avant, c’est-à-dire de tourner le dos à la vie sédentaire de la communauté agricole. Il s'agissait en quelque sorte d'un retour à l’aspect éthique de la vie errante antérieure, une vie que l'on pourrait donc considérer comme étant plus naturellement humaine. Yuval Noah Harari, dans son fameux livre « Sapiens » souligne que la transition vers l'agriculture, communément présentée comme un grand pas en avant pour l'humanité, peut aussi être considérée comme un piège auto-infligé. L'agriculture permit de nourrir davantage de personnes, mais une fois le changement opéré, le nombre a augmenté de telle sorte que le retour au mode de vie antérieur fut pratiquement impossible. Cependant, la nouvelle manière de vivre plus organisé et lié à la terre a apporté de nouvelles maladies, des guerres et des famines périodiques. La grande majorité des gens vivaient des vies plus monotones, plus misérables et probablement plus courtes. Il est possible de concevoir Shakyamuni analysant la société et disant : "Faites demi-tour tant que vous en avez encore l'occasion. Ne faites pas ça." En fait, vers la fin de sa vie, le royaume du Shakyan a en effet été affaibli par une pénurie d'eau, puis détruit par la guerre.
Nous vivons, quant à nous, à une époque différente. Il n'y a pas si longtemps, historiquement parlant, il y a eu la révolution industrielle. Elle était censée être un grand pas en avant qui entraîna cependant la misère à grande échelle des gens ordinaires. Il est intéressant de se demander si ce n'était pas aussi un piège du genre de celui qu'Harari souligne. Une fois de plus, le nombre d’humains a augmenté, cette fois, si massivement, que nous sommes maintenant dépendants de nos machines. Sans elles, cette grande quantité d'humains ne saurait survivre. Cependant, cet accroissement menace sérieusement la survie de toutes les autres espèces de la planète et les effluents de toute cette industrie sont en train de détruire le climat et l'environnement. Est-ce que les Bouddhas nous crient : "Faites demi-tour, faites demi-tour avant qu'il ne soit trop tard ?" Il est peut-être déjà trop tard.
SUR LE TAPIS ROULANT
Cette idée que le progrès apparent est un piège s'applique également au niveau individuel. Notre société moderne attire les jeunes dans le piège de l'endettement par le biais d'une publicité qui offre des visions du bonheur par la possession, le statut et la popularité qui doivent être réalisées en suivant la mode. Ils deviennent ainsi des esclaves salariés, liés à une vie de famille qui relève de la lutte, bien au-delà de ce qu’ils avaient imaginé. Même les activités soi-disant spirituelles deviennent des marchandises monétarisées et des symboles de statut. L'esprit est corrompu. Comme Freud est censé l'avoir dit, la plupart des gens vivent dans un désespoir tranquille. Nous avons dû maintes fois dans notre vie emprunter une voie où nous nous retrouvons enchevêtrés dans des choses que nous considérons plus tard comme des entraves. Peut-être, à un moment ou à un autre, avons-nous entendu une "voix encore faible" chuchotant "Reculez, reculez", mais nous n'avons pas écouté.
Ainsi, tant au niveau individuel que collectif, le bouddhisme est un appel à la prudence. Il nous recommande de ne pas nous précipiter éperdument dans des projets apparemment attrayants qui en réalité nous piègent. De nos jours, on dit que le bouddhisme concerne la vie ici et maintenant. Mais si on se réfère à sa philosophie, elle nous en dit beaucoup plus sur l’importance d’adopter une vision à long terme. Les Bouddhas voient comment, selon nos actes, nous nous élevons et comment nous chutons. Rien n'est prédéterminé. Nous parcourons notre propre chemin, mais nous pouvons soit tenir compte de l'influence du sage soit l'ignorer. L'ignorance (avidya) est la racine de tout le mal, disent les Bouddhas.
RESTEZ LIBRE
On reproche communément au bouddhisme d’être négatif. Beaucoup d'injonctions bouddhistes sont négatives - renoncez à ceci, éloignez-vous de cela, ne faites pas telle ou telle chose, pratiquez la non-avidité, la non-haine, la non-illusion et ainsi de suite. Certains sanghas modernes sont allés jusqu'à tenter de réécrire tout cela dans un langage positif et il y a des avantages à le faire. Cependant, quelque chose se perd aussi dans le processus. Le bouddhisme nous dit ce que nous devons éviter si nous voulons rester libres. En nous disant de faire machine arrière, les Bouddhas laissent entendre que nos instincts de base sont sains et qu’il est périlleux de les ignorer. Se détourner de l'avidité, se détourner de la haine, se détourner de l'illusion - au fond, on sait déjà que c'est juste, mais, dans le feu de l'action, on fait souvent fausse route.
David Brazier le 6 novembre 2019, traduit en français par Annette et Vajrapala
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