Dans la vie de Sidhartha Gotama qui est devenu Bouddha Shakyamuni, il y a deux grands tournants. Les deux sont des cas de paravritti, de retournement.
LE PREMIER PAS EN AVANT
Le premier pas est son départ de chez lui. On nous dit qu'après avoir vu les Quatre Vues - un vieil homme, un homme malade, un cadavre et un saddhu - il s'est retrouvé dans un état d'esprit très différent. Jusqu'alors, il avait joui sans réfléchir de toutes sortes de plaisir : le luxe, la chasse et le jeu. Puis, cette nuit-là, il se leva et vit les danseuses ayant toutes sombré dans le sommeil, peut-être pire encore anéanties par l'alcool, décoiffées et ronflantes. Il s'agissait de filles dont il avait beaucoup apprécié les charmes, mais cette fois, au lieu d’éprouver luxure et attirance, il ressentit une grande vague de nausée. "Je ne peux pas continuer comme ça", pensa-t-il. Peu après, il quitta le palais et commença sa quête, cherchant à se libérer des pulsions charnelles qui le liaient au domaine de Mara.
Il a ensuite passé plusieurs années à apprendre le yoga et à pratiquer des exercices de repentance, en essayant de soumettre la chair. Cela l'a rendu faible et maigre, mais n'a pas effacé la convoitise, l'avidité, la haine, l'orgueil et d’autres impulsions qui lui causaient tant de problèmes. En considérant honnêtement sa propre condition, il s'est rendu compte que, bien qu'il ait appris de nombreuses pratiques et qu'il ait même acquis la réputation d'être un grand ascète, les mêmes passions surgissaient en lui comme auparavant.
LE DEUXIÈME RETOURNEMENT
Enfin, nous arrivons à la nuit de son illumination. Il s'agissait d'un tournant au sens le plus large du terme. C'était se détourner de l'ascèse et de l'autopunition dans laquelle il s'était engagé. Il ressentait maintenant à l’égard de cela, une aversion tout aussi forte que sa répulsion antérieure pour les plaisirs sensuels. Il vit, avec une clarté inéluctable, que l’un comme l’autre était vain, ignoble et inutile.
Se souvenant de son expérience d'enfant sous le pommier rose, il se détourna une fois de plus de la création de souffrances inutiles, ressentant une répulsion à son égard, réalisant son erreur et retrouvant ainsi une innocence fondamentale pure, claire, fraîche et légère. Il se sentait comme libéré d’une prison ou comme quelqu'un qui s'était perdu et qui reconnaît soudain la route.
Il se tournait donc vers une vie de grande compassion, une vie qu'il allait alors mener durant les quarante-cinq années qui lui restaient à vivre. S’engager dans ce service était aussi se tourner vers l'exemple des Bouddhas de tout temps. Il était maintenant devenu Shakymuni et se sentait faire partie de la lignée de tous ces bouddhas qui, à travers les âges, apportent le Dharma dans une myriade de mondes pour le bien des êtres sensibles. Il est ensuite reparti, mais d'une manière nouvelle, rassemblant et inspirant ceux qui étaient ouverts à son message et à son exemple.
Avant ce second tournant, il s'était concentré sur lui-même et sur son désir de se surpasser et de dépasser ses propres passions. Après cela, il s'est concentré sur l'aide aux autres, sur les besoins du monde qui l'entourait. Il s'agissait de passer d'une croyance et d'une poursuite du pouvoir personnel à une orientation vers l'extérieur. Dans la première attitude, il recherchait la maîtrise, tandis que dans la seconde, il pratiquait une action vigoureuse dans un contexte de grande acceptation. C'est un retournement complet.
Plus tard, il a décrit ce retournement en prenant l'exemple de la traversée d'une rivière. Une personne de ce côté-ci de la rivière se creuse la cervelle pour savoir comment traverser. Elle s'efforce de construire un canot. Elle ramasse les matériaux et fait la traversée. Cependant, lorsqu'elle atteint l'autre rive, il n'a plus besoin du canot. Elle poursuit son chemin, laissant la barque derrière elle. Son attention se porte sur le nouveau pays dans lequel elle se trouve, et non sur son propre problème et sur la façon de le résoudre.
CONVERSION
Paravritti est, en un sens, l'équivalent bouddhiste de la conversion, non pas dans le sens d'être intégré dans une nouvelle congrégation, mais dans celui d'un changement profond du cœur. Le mot "conversion" vient du verbe latin convertere qui signifie "se retourner". Quand une chose est véritablement convertie, elle ne revient pas sur le passé. Une fois éveillé, Shakyamuni, ne pouvait plus désapprendre ce qu'il avait découvert. Sa réalisation du chemin de sila, samadhi et prajna n'était plus tant une pratique mais un mode de vie s’imposant à lui. C'est parce qu'il regardait maintenant, pour ainsi dire, dans une autre direction. Ce qui le préoccupait, ce n'était plus ses propres passions et sa lutte pour les abolir.
Les bouddhistes pieux ont tendance à supposer que le Bouddha n'avait plus de telles impulsions, que même si elles avaient été clairement avec lui la nuit de l'illumination, elles avaient toutes été effacées par sa grande réalisation. Je doute que cela soit tout à fait juste. Ce qu'il a réalisé, c'est qu'à présent il voyait ces tendances d'une manière différente. Il s'était retourné. Il ne se souciait plus, ni de s'y complaire ni de les abolir : elles étaient devenues une partie intégrante du décor de la vie. Au lieu d’une obsession ou d’un obstacle, elles devinrent la base de sa grande compassion.
Tout dépend de la façon dont on voit les choses. Lorsque nous nous retournons, nous les voyons sous un angle différent et d'une manière différente. Nous pourrions dire qu'il s'agit d'un passage de la passion à la compassion, mais la passion est toujours là et constitue, en fait, le fondement. Réorientées, les énergies instinctives de base sont transformées en quelque chose de sublime. C'est ce que Bouddha a décrit dans son premier énoncé des Quatre Vérités pour les Nobles : c'est précisément à partir de dukkha que le chemin surgit quand on restreint la montée de la passion. Et, au lieu de se laisser submerger par elle, on a le courage et la foi pour la voir telle qu’elle est et la redéployer au service de ce qu’on sait être bon
David Brazier le 14 novembre 2019, traduit en français par Annette et Vajrapala
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