Questions très anciennes

Dharmavidya David Brazier à écrit en anglais le 26 avril 2018 (traduit par Annette et Vajrapala): 

LE PLUS ANCIEN DUALISME

Il existe une idée, courante dans les milieux bouddhistes contemporains, selon laquelle, à moins de croire en la bonté humaine fondamentale, tout est perdu. Jadis, je le pensais, moi aussi. Cela semblait être un bon moyen de s'opposer à d'autres notions courantes dans notre culture. Au fil du temps, j'ai considéré l'idée trop vulnérable, face à ce à quoi elle prétend s'opposer.

L'exagération est un talent humain. Pour écrire n'importe quel type de diatribe, il faut définir quelque chose comme cible et surestimer sa cause : cela peut être un exercice utile tant que l'on reste ouvert au résultat sous-jacent, mais peu le font.

Prenons le cas de la soi-disant  bonté fondamentale. Vraisemblablement, c'est la bonté en opposition à la méchanceté et on peut alors mettre dans ces deux catégories tout ce que l'on considère comme pour ou contre. C'est l’étoffe des tendances libérales par opposition aux tendances conservatrices, chacune étant entraînée à détester ce que l’autre croit essentiel à la vie civilisée.

UNE ERREUR

Cette notion me semble être une erreur. Les humains ne sont fondamentalement ni bons ni mauvais, ils sont simplement ce qu'ils sont. Si l'on devait vraiment établir une pareille différence, dans un certain sens philosophique, la vision négative devrait prévaloir, car nous sommes inévitablement des consommateurs. Nous sommes des destructeurs et quel que soit le bien que nous pourrions faire, cela ne pourrait jamais servir de compensation. Cela est proche de l'idée originelle du karma. Le principe du Zen primitif, à savoir que les bonnes actions sont celles qui ne font l'objet d'aucune récompense, reflète cette idée. Vraisemblablement, la version première du péché originel était basée sur des considérations similaires, mais le péché originel est différent de l’idée que l’on s’en fait généralement et  qui n'est guère plus qu'un moulin à vent que l’on peut incliner comme bon nous semble. Nous sommes donc coincés avec le fait que nous vivons dans un monde  construit de  façon telle que l’on ne peut continuer à vivre sans participer à sa destruction. Est-ce que le chat est mauvais parce qu’il attrape des souris? Et qu’en est-il de l'être humain?

L'APPRENTI SORCIER

Homo sapiens n’a pas seulement exterminé complètement toutes les autres espèces d’homo, il a également éliminé des millions de ses semblables  et est toujours en train d’éliminer la moitié des autres espèces vivantes sur la planète. Le dernier Tasmanien a été chassé au titre d’activité sportive à la même époque que le dernier dodo. Voilà ce que nous sommes. En même temps, nous aimons et prenons soin des autres et, bien que la plupart des torts et des souffrances dans le monde ne nous touchent que très peu, nous sommes également capables d’agir avec beaucoup de générosité et d’abnégation. Nous attendons parfois avec impatience que le monde devienne un meilleur endroit et nous y travaillons, au moins de temps en  temps. Les bouddhas essayent sans cesse de créer des terres pures et nous les  aidons de notre mieux, en faisant souvent des erreurs comme l’apprenti sorcier.

PAS DE NATURE FONDAMENTALE

Nous observons ces tendances contradictoires en nous-mêmes et nous les réifions en quasi-substances ou en forces, puis nous demandons quelle est la plus fondamentale. Mais c'est une question peu réaliste. L'idée qu'une personne est un champ de bataille de bonnes et de mauvaises forces est une idée très ancienne, mais elle n'est pas vraiment bouddhiste. Le Bouddha a vu que les êtres s’élèvent  et chutent, selon leurs actes délibérés et qu’ils n'ont aucune nature fondamentale qui rendrait inévitable le triomphe de l'une ou l'autre tendance. Nous sommes des êtres insensés, non pas en ce que nous sommes fondamentalement mauvais, mais en ce que nous sommes confus et en contradiction avec nous-mêmes. Nos divers désirs naissent d'un dédale d'impulsions contradictoires.

AVEC L'IDÉAL VIENT LA REALITE

La meilleure solution est de reconnaître honnêtement  cet état de fait  plutôt que d’essayer d’affirmer une notion idéalisée. Dire que le problème est que nous vivons dans une culture matérialiste qui impose une distorsion à notre bonté fondamentale est une assertion qui ne fonctionne pas  parce que nous créons cette culture à partir de notre nature fondamentale. Affirmer de telles choses ne fait que reproduire l'ancienne question bien connue : comment un dieu bon peut-il créer un monde rempli de tant de mal, si ce n'est que nous nous considérons maintenant comme le dieu en question, ce qui est encore pire. Comment une créature qui est fondamentalement bonne peut-elle faire autant de mal ? La recherche d'un tel fondement est erronée. Dans les cercles bouddhistes, l'idée de la nature de bouddha a été retenue afin de recycler  la même vieille question.

 

Il est facile aujourd'hui de lutter contre la culture - contre l'individualisme, le consumérisme et l'impérialisme, par exemple. Mais la plupart d' entre nous, parlent l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe, le russe ou le chinois parce que  ce sont les grandes langues impérialistes, les langues des grands impérialismes qui nous ont donné le niveau de civilisation que nous avons maintenant et je ne vois pas beaucoup de gens qui critiquent et renoncent  à ce choix. Je ne les vois pas non plus cesser de consommer. Ils ne veulent pas non plus renoncer à l’individualisme  qu’ils détiennent.  Une grande partie de ce qui passe pour une pensée progressiste est impensable et tout à fait hypocrite. C’est là notre histoire. On pourrait affirmer que tout cela n’était qu’une énorme erreur et, bien sûr, cela est en partie vrai, mais dans ce cas, qu’en est-il de la bonté fondamentale tant vantée? L'individu fondamentalement bon, impérialiste et consumériste n'est pas une image très cohérente.

PRENEZ GARDE AU  REFLEXE PSYCHOLOGIQUE

Il y a cependant une raison plus importante pour rejeter cette forme de rhétorique. Les êtres humains sont très contre-suggestifs.  La psychologie analytique a plutôt bien montré comment, quelque que soit le masque que nous portons et projetons consciemment dans le monde, il jette une ombre dans notre inconscient. Affirmer de façon exagérée que nous sommes fondamentalement bons sans que cela puisse  être étayé par des preuves est une idée qui repousse simplement toute la méchanceté dans l'ombre. La façon dont le bouddhisme est aujourd'hui pratiqué en Occident est pour une large part, une recette pour une agression passive et un  subtil sectarisme.  Tout cela se faisant avec apparemment les meilleures intentions. Les religions tombent parfois dans ce piège.

 

Il est psychologiquement beaucoup plus prudent de se concentrer sur notre sottise de base, pour laquelle il existe de nombreuses preuves. Cela donne une base solide à notre sympathie à l’égard de ceux qui s’égarent eux aussi dans cette vie difficile (Pouvons-nous même dire avec confiance qui ils sont?) et cela coupe la racine de la suffisance. Peut-être que partout dans le monde, les gens aspirent à un monde meilleur. Le colonel Kadhafi a passé toute sa vie à tenter de réaliser ses rêves utopiques et a sans aucun doute pensé qu'il améliorait le monde. Il était par exemple un grand opposant au consumérisme, à l'impérialisme et à l'individualisme. Sans doute aussi ceux qui se sont opposés, se sont battus et ont fini par l’assassiner pensaient de la même manière qu’ils faisaient cela pour réaliser un monde meilleur. Il en va de même pour tous, hommes honorables, comme le dit Mark Antony à propos des assassins de César. Est-ce que les uns ou les autres connaissaient la différence entre le bien et le mal? Est-ce que le fait de savoir la différence était pertinent ?

DUALISMES

On parle beaucoup de dualisme. Il y a certainement du dualisme dans l'esprit humain. Sans lui, nous ne pourrions pas avoir une pensée consciente et certains en ont conclu que l'illumination doit donc être sans pensées. Il semble cependant que l'exemple le plus indubitable que nous ayons - Siddhartha Gotama - a été un vrai  penseur et parfaitement capable de dissocier les catégories. Il existe des dualismes significatifs et des dualismes insignifiants. Le soi-disant dualisme du sujet et de l'objet appartient sûrement à  la dernière catégorie dans presque tous les cas,  ce qui l’apparente à la discussion sur le sexe des anges. Le dualisme qui affirme l'existence dans le monde d'une bonne force en guerre contre une force du mal est plus significatif et a causé  beaucoup plus de dégâts au cours des siècles et jusque dans nos propres maisons.

 

NOUS AVONS TOUS NOS RAISONS

Comprendre une autre personne signifie généralement laisser tomber un tel fantasme fondamentaliste et essayer de voir que cette personne a ses raisons. Ces raisons sont probablement différentes des nôtres, bien que leur nature humaine puisse être reconnaissable si l’on pénètre un peu plus profondément. Il n'y a pas de violence aveugle et personne n'est un monstre - chacun agit selon ses propres raisons, même si certains résultats sont épouvantables. Nous pouvons ressentir de l'horreur, de la consternation ou du dégoût face aux conséquences, mais nous pouvons reconnaître que ceux qui l'ont fait étaient des êtres humains comme nous.

 

Cela ne signifie pas que nous sommes en train de dire que ces personnes se confondent avec nous  et que nous abolissons toutes les frontières et distinctions. C'est une chose étrange que ceux qui soutiennent l'opposition du bien et du mal soutiennent aussi fréquemment l'abolition de toute séparation. Les deux extrêmes sont certainement erronés, mais, comme l’a écrit Vasubandhu*, le véritable problème est de savoir comment distinguer le juste milieu des extrêmes. Nous, les humains, sommes pleins de contradictions. Un sens de l'humour aide également.

LA COMPASSION

Nul doute que ceux qui croient en la bonté fondamentale croient qu'en plaidant pour cela, ils rendent le monde meilleur. Je ne doute pas de leur sincérité (même si les personnes sincères peuvent parfois être très dangereuses). Je doute toutefois de la véracité de cette conviction.  Sans basculer vers aucun des autres extrêmes possibles, il me semble plus prudent d’avoir une vue moins exaltante du cours  de la nature humaine. Est-ce notre sottise ou notre aspiration qui est la plus fondamentale? L’aspiration et la faillibilité sont des caractéristiques propres au fait d’être vivant. Et quelle aventure  merveilleuse et terrible que notre vie!

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