Le terme paravritti est souvent traduit par une expression qui paraît un peu pompeuse à savoir : tourner autour du siège de la conscience. Ce type de traduction n'est pas faux et je l'ai utilisé moi-même, mais je dois admettre qu'il donne probablement une fausse impression à la plupart des gens. DT Sukuki traduit ce terme par " répulsion ". La résonnance de ce mot est plutôt différente, n'est-ce pas ?
Alors, quelle est cette répulsion proche ou synonyme de l'illumination ? C'est de la répulsion à l'idée de tuer, à l'idée de voler, à l'idée de tromper délibérément, à l'idée d’une inconduite sexuelle, à l'idée de consommer des substances intoxicantes. C'est une répulsion envers tout ce qui ne répond pas à la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le mode de vie juste, l’effort juste, la remémoration juste, le samadhi juste.
La répulsion est physique. C'est une sensation de nausée. C'est un rejet spontané : "Non, non, je ne veux pas faire ça, c'est trop horrible !" Cela est donc étroitement lié au fait de voir véritablement et personnellement l'inconvénient d'une chose. En général, même si nous les reconnaissons du bout des lèvres, nous sommes toujours fascinés par ce que nous considérons comme étant des péchés. Notre prise de conscience du désavantage n'est pas achevée. Cela n'est pas devenu réel pour nous d'une manière personnelle.
SUPERFICIALITÉ
Cet écart entre ce qu'on nous apprend à penser et à dire, d'une part, et ce que nous désirons et pensons vraiment, d'autre part, pose un grand problème dans la vie spirituelle. C'est une caractéristique omniprésente de la vie en société. Quand un évènement horrible se produit et est rapporté dans les journaux, les personnalités publiques ont tendance à dire des choses telles que "Toutes nos pensées vont aux victimes", ce qui est probablement faux, ou "Une telle violence absurde ne peut rester impunie" ce qui, si on y pense, est une affirmation contradictoire. La violence n'est pas sans raison, elle a un sens. Si elle n’avait pas de raison d’être, le châtiment serait inapproprié. Nous ne punissons pas la mer pour avoir causé un tsunami, ni la montagne pour une éruption volcanique, quel que soit le nombre de personnes tuées, parce que ces objets n’ont pas de conscience. Cette déclaration du politicien elle-même pourrait être considérée comme dénuée de sens, parce que ces paroles sont proférées plus pour faire bonne impression que pour exprimer une vérité véritablement éprouvée. Pourtant, ne faisons-nous pas tous parfois le même genre de choses ?
L'esprit, qui n'est pas facile à apprivoiser, est impliqué. Nous prétendons, à nos risques et périls, que ce n'est pas le cas pour nous. La même personnalité publique, lors d’une autre occasion, en d'autres circonstances, pourrait elle-même être l'auteur d'actes horribles et les commettre intentionnellement. En cela, l'esprit est plutôt peu fiable. Bien que nous sachions que certaines actions sont mauvaises, cela ne nous empêche pas toujours de les commettre. C'est parce que nous ne ressentons pas de répulsion.
INCONSCIENCE
Notre esprit est à l'origine des bonnes et des mauvaises actions. La personne qui commet un acte malveillant le fait en toute conscience, à moins que cela ne lui soit devenu si banal qu'elle le fasse tout le temps sans y penser. Il est possible de s'habituer si bien au vol, au meurtre ou au mensonge que l'on ne s'en rend même plus compte. Une telle personne est aussi éloignée que possible de paravritti. Pourtant, même cette personne pourrait, un jour, se rendre soudain compte de ce qu'elle fait et un choc pourrait la traverser.
Je me souviens d'avoir lu un récit d'un militaire qui avait travaillé dans le cadre d’un programme américain de drones. Il s'agit d'une stratégie par laquelle des personnes que l'on pense être des ennemis des États-Unis vivant dans des pays lointains, sont tuées à coup de drones. Cet homme avait beaucoup travaillé dans ce cadre. Il avait donc été impliqué dans le meurtre d'un millier ou plus de personnes. C'était juste un boulot. Puis, un jour, alors qu'il aidait un pilote à viser une maison cible, il a vu un enfant courir dans le bâtiment. "Qu'est-ce que c'était ?" dit-il au pilote. "Oh, il n'y a pas de quoi s'inquiéter, c’est juste un être humain," dit le pilote. À ce moment-là, la personne s'est rendu compte de ce qu'elle était en train de faire et a ressenti une grande répulsion.
Peu d'entre nous sont impliqués dans des programmes de drones, mais beaucoup de gens mangent de la viande sans penser à la souffrance de l'animal qui a été abattu. Et nous contribuons tous, de diverses manières, à la destruction de la vie sur Terre par notre mode de vie fondée sur le non durable. Presque tout le monde a ce que nous pourrions appeler des obsessions et des dépendances sans gravité dont ils ne peuvent se passer. Et certains en ont d'autres qui ne sont pas si anodines. En général, dans ce domaine, nous appliquons deux poids, deux mesures. Nous sommes comme l'opérateur de drones qui passe sa vie professionnelle à tuer des familles dans des pays lointains puis rentre chez lui pour soigner sa propre femme et ses enfants. Les deux aspects ne sont pas liés et le paravritti ne s'est donc pas produit.
ASOKA & UPAGUPTA
L'un des évènements les plus célèbres de l'histoire du bouddhisme qui illustre bien ce principe de répulsion est celui de la conversion du roi Asoka. Asoka était un grand roi guerrier. Les opinions divergent quant à ses dates exactes, mais il a vécu un siècle environ après la mort de Bouddha et il avait hérité un petit royaume qui, grâce à ses succès en tant que général, s'est étendu à la majeure partie de l'Inde. Puis, un jour, il a remporté une grande victoire sur le peuple Kallinga. À la fin de la journée, il a inspecté le champ de bataille et vu des milliers de cadavres. Au lieu de son sentiment habituel d'exultation victorieuse, il ressentit une terrible tristesse. Cela lui insuffla le désir de se convertir au bouddhisme et il passa le reste de son règne à répandre le dharma et à faire de son mieux pour assurer le bien-être de ses sujets.
Asoka a été particulièrement influencé par le maître bouddhiste Upagupta (qui est peut-être la même personne que celle connue sous le nom de Moggaliputta Tissa dans d'autres ouvrages), qui a vécu, plus tard dans sa vie, dans un monastère sur une montagne sainte dans la partie supérieure du Gange. Il existe beaucoup d'histoires à son sujet, en particulier celle de sa descente de la montagne pour se rendre jusqu’au Gange en bateau pour donner un enseignement à Asoka dans la capitale à Pataliputta. La réputation de cette histoire serait à l'origine de la tradition des bateaux en papier sur lesquels on allume un feu, une tradition répandue dans de nombreux festivals bouddhistes, dans de nombreuses parties du monde.
Grâce à une autre histoire, remontant plus haut dans la vie d'Upagupta, nous pouvons apprendre quelque chose d'important sur la façon dont le sentiment de répulsion change avec l’éveil spirituel. Un jour, Upagupta dort sous un arbre quand une courtisane, Vasavdatta, passe et trébuche sur son pied. Il se réveille et elle voit combien il est beau. Elle l'invite à rentrer chez elle. Il lui dit que ce n'est pas le bon moment. Il viendra vers elle le jour venu. Un an plus tard, Upagupta revient dans la même région. Il y a un festival dans la ville. Plutôt que de se laisser emporter par les frivolités, il va se promener. Cette fois, c'est lui qui passe et trouve Vasavdatta allongée sur le sol. Elle est couverte de plaies et de furoncles. Elle a attrapé une maladie qui a détruit sa beauté et les gens de la ville l'ont chassée. Elle ne leur est plus utile en tant que prostituée. Upargupta soigne la femme malade. Le temps pour lui de venir à elle était arrivé.
LE DIFFICILE APPRENTISSAGE FACE A L’INSPIRATION
La répulsion ne découle pas simplement d'une décision consciente. C'est le résultat d'une perception réelle des conséquences qui nous échappe souvent jusqu'à ce qu'il nous arrive quelque chose qui nous sert de leçon. C’est un apprentissage difficile. Une grande partie du bouddhisme pourrait être considérée comme un ensemble de recettes pour apprendre de manière plus douce. Ainsi nous n'avons pas à perdre un bras et une jambe avant d’avoir une réalisation. Mais souvent nous faisons semblant, prêtant un intérêt de pure forme, peut-être en nous imprégnant intellectuellement des informations mais en en réalité sans les laisser vraiment atteindre les tripes. L'une des façons plus « douces » est d'être inspiré par un ami de bien.
Le terme " ami de bien" (kalyana mitra) signifie dans le bouddhisme, celui qui transmet paravritti. On pourrait penser qu'en s'associant avec un tel ami, on recevra la transmission en tournant autour du siège de la conscience et ainsi devenir un être éclairé. On penserait peut-être que c'est glorieux et merveilleux, et on aurait raison c'est vrai, mais on ne se rend pas compte, ni même on devine, que ce qui est vraiment transmis c’est une expérience de répulsion.
David Brazier le 9 novembre 2019, traduit par Annette et Vajrapala
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